CHAPITRE VI
Le moindre de nos comportements est gouverné par deux pulsions élémentaires opposées : j’aime, ou je n’aime pas… Nous passons notre vie à rechercher ce que nous apprécions, à fuir ou à essayer de détruire ce que nous n’apprécions pas. C’est notre seul schéma de pensée, en fait ; tout le reste, jusqu’au plus subtil de nos sentiments, est une conséquence de ces deux courants contraires.
La passion, qui est le moteur de l’action, se cristallise elle aussi autour de ce binôme ; l’humanité tout entière est mue par l’aboutissement ultime de ces deux pulsions poussées à leur paroxysme : l’amour et la haine sont à l’origine de tout ce qui évolue…
Pourtant, presque toujours, une seule des forces fondamentales est utilisée : on agit moins par amour de la justice que par haine des injustes, moins par amour de ses frères que par haine de ses ennemis.
L’humanité ne sait pas ce qu’elle perd. La haine donne une puissance titanesque : elle permet d’anéantir des royaumes, de faire surgir des empires du néant et de conquérir l’univers… Mais ce n’est rien à côté du pouvoir de l’amour : il ouvre la porte vers des royaumes, des empires et des univers plus fabuleux que ceux du plus puissant tyran de l’histoire du monde. L’amour nous ouvre la porte vers les richesses de notre propre esprit…
Les hommes feront-ils un jour le bon choix ?
« Au commencement était la pensée » — Ozan Rimith
Jarko ouvrit la mallette qui renfermait ses instruments de contrôle, en sortit un petit boîtier métallique de couleur noire et l’appliqua contre une plaque argentée fixée sur le tableau de bord du robot agricole ; l’appareil s’adaptait exactement à la pièce étincelante qui faisait saillie sur le panneau regroupant les écrans de surveillance de l’énorme machine. La boîte sombre changea alors de couleur, émettant une lueur verdâtre. Jarko se mit à jurer ; il était congestionné de colère.
— Que tous les dieux crèvent noyés dans leur urine ! Je pisse sur les Kendars et sur leur matériel de merde !… Contrôle positif ! Il y a pourtant quelque chose qui foire quelque part pour que ce gros tas de ferraille refuse d’avancer !…
Jarko avait passé près de deux heures en plein soleil à brancher les différents instruments de sa mallette sur chacun des soixante-dix-huit points de contrôle de l’engin-robot. Il avait toujours obtenu la même réponse : lumière verte, signal positif, tout est normal… Pourtant, la colossale machine s’était arrêtée soudainement et, privée de sa suspension sur coussin magnétique, s’était affaissée au sol, enfonçant son énorme masse dans la terre meuble du champ de céréales. Elle avait à peine moissonné deux cents hectares et ses réservoirs à grains étaient tout juste remplis au quart.
Jarko jeta un bref coup d’œil sur la partie du champ où le robot était passé ; les chaumes étaient ras, et l’engin avait empilé, à intervalles réguliers, des tas de bottes de paille qui formaient d’interminables files de gros cubes jaunes. Puis il regarda plus longuement le côté non moissonné. Le blé de la variété KV x 24 était magnifique ; ses épis, plus longs qu’une main, épais, aux grains ventrus, se dressaient en rangées denses au bout de tiges courtes et fortes.
Cette céréale pouvait utiliser, à l’instar des légumineuses, l’azote atmosphérique, grâce à une symbiose réalisée artificiellement avec des bactéries mutantes. Le KV x 24 était sélectionné pour résister à toutes les maladies connues du blé, il synthétisait des auxines mortelles pour les autres plantes, se protégeant ainsi lui-même contre les herbes concurrentes, et ses glumelles sécrétaient une substance qui éloignait les insectes parasites. Jarko avait pourtant entendu dire que les Svens cultivaient une variété plus performante mise au point par des chercheurs thorgs.
— Maudits soient les Kendars, leurs dieux et leurs machines de merde ! Cette saloperie de robot n’a pas fait le dixième du boulot !…
Le Rinaël considéra avec inquiétude l’océan aux reflets dorés qui s’étendait à perte de vue, puis descendit jusqu’au sol en empruntant l’échelle de plastacier boulonnée sur le flanc de la colossale moissonneuse. Il n’avait pas trouvé l’origine de la panne, et il savait que son patron serait furieux en l’apprenant. La machine était d’un type nouveau, et il faudrait certainement faire venir un spécialiste Kendar de la firme qui l’avait vendue. La garantie couvrirait tous les frais, mais à cause de cette avarie, la moisson serait retardée de plusieurs jours ; la ferme ne pourrait pas honorer son contrat avec les clients orusiens, dont le vaisseau-cargo était attendu pour le surlendemain.
« Le vieux va perdre un paquet de yariks… Ça le rendra fou de rage… » Jarko travaillait depuis trois ans et demi comme employé d’exploitation agricole, et s’occupait surtout de l’entretien du matériel robot ; mais ses compétences étaient limitées, et en l’occurrence, il se sentait complètement désorienté devant cette panne dont l’origine restait indécelable à ses appareils de contrôle. Les opérations à effectuer pour la maintenance ainsi que la nature des pannes légères étaient affichées sur les écrans du tableau de bord ; quant aux avaries plus graves, on pouvait en détecter la cause en interrogeant chacun des soixante-dix-huit cerveaux électroniques de la machine qui surveillaient la moindre pièce du colossal engin-robot. Cette fois-ci, les écrans restaient vides, et la vérification systématique des ordinateurs de contrôle n’avait rien donné.
« Il va me foutre à la porte, pour sûr… Je n’y suis pour rien, mais ce vieux salaud s’en tape ; il faudra qu’il passe sa rogne sur quelqu’un… Je pourrai m’estimer heureux s’il ne donne pas l’ordre de me casser la gueule, en plus… »
Le patron de Jarko était un vieil Orusien qui s’était installé sur Karanosh trente ans auparavant. Il était arrivé avec un pécule d’un millier de yariks ; aujourd’hui, c’était un des hommes les plus riches de la planète. Il avait néanmoins conservé le même caractère et les mêmes habitudes qu’à l’époque où il avait créé, seul, la petite ferme céréalière qui avait constitué le point de départ de son empire financier ; il était âpre au gain, rude, impitoyable…
Jarko essuya son front dégoulinant de sueur avec une manche de sa chemise ; il avait chaud, terriblement chaud… Il savait qu’il devait maintenant rentrer à la ferme pour faire son rapport ; mais il n’en avait pas la moindre envie. Il s’assit sur la paille fraîchement coupée, à l’ombre du gigantesque robot. Comme tous les Rinaëls, Jarko était grand et robuste ; ses cheveux étaient plus clairs que le blé du champ, et il avait un visage aux traits réguliers, avenant, avec de grands yeux bleus. Il était assez fier de son physique et aimait prendre des poses avantageuses qui mettaient en valeur ses muscles puissants ; il regrettait toutefois son nez cassé qui gâchait un peu sa beauté, mais se consolait en se disant que ce petit défaut renforçait son allure virile. Jarko repensa à l’époque où un coup de matraque, au cours d’une bagarre contre des Kaffjers, lui avait brisé l’os nasal.
« Par tous les dieux, c’était le bon temps ! J’ai pris de sacrés coups, mais ça au moins, c’était vivre… Les Uktibœtens ne sont plus ce qu’ils étaient ; ils ne savent que parader dans leur combinaison de cuir, maintenant… Ils ont peur de se battre !… »
Plus de trois ans auparavant, Jarko s’était définitivement « rangé » ; il avait trouvé un emploi stable dans la ferme du vieil Orusien et s’était marié. Son casque d’acier sombre, son poignard et son uniforme étaient désormais rangés au fond d’une armoire. Il se retrouvait parfois avec d’autres anciens « Uktibœtens » de sa bande, pour évoquer des souvenirs et fumer un peu de Dorak. Lors de la dernière de ces réunions, il avait appris la mort de Yorg, autrefois membre, comme lui, de « la confrérie des vengeurs », un des groupes d’« Uktibœtens » de la région. Son ancien compagnon avait succombé, semblait-il, à une crise cardiaque. On l’avait retrouvé, le visage congestionné, les yeux révulsés, à la lisière de la forêt.
« Yorg buvait trop », songea le Rinaël. « Il picolait et il était devenu gras comme un porc ; tant pis pour sa gueule !… »
Jarko n’avait jamais tellement apprécié Yorg, le gros Yorg, comme tout le monde l’appelait ; il était répugnant, avec son visage bouffi et son haleine empestée. Il était souvent l’objet des sarcasmes des autres membres du groupe, mais avec lui, il fallait savoir s’arrêter à temps ; Yorg était violent, extrêmement violent… Jarko se souvenait encore du dernier Kaffjers Tod auquel il avait participé : Yorg avait tué une jeune Mingol en lui fracassant le crâne contre le sol. Pour le grand Rinaël, cette journée ne constituait pas un très bon souvenir…
« Trop de Dorak… On avait tous pris trop de Dorak… Par les dieux, j’avais fumé comme un malade, ce jour-là ! C’est allé trop loin, vraiment trop loin… Tous ces morts… Et ces gamins marqués au fer rouge… On n’aurait pas dû faire ça, même à des Kaffjers. Ce type, avec sa petite amie… C’est dégueulasse, ce qu’on a fait… Les Kaffjers méritent qu’on les remette à leur place, de temps en temps. Mais on aurait pas dû aller si loin… »
Jarko repensait souvent à ce dernier Kaffjers Tod ; plus que son mariage, plus que son travail, c’était ce qui s’était passé ce jour-là qui l’avait incité à quitter la « confrérie des vengeurs ». Auparavant, il avait souvent rossé des Kaffjers, et n’avait jamais hésité à casser des membres avec une barre de fer ou à taillader des visages au poignard ; il ne craignait pas plus de donner des coups que d’en recevoir. Mais il regrettait de s’être laissé enivrer par la violence et la drogue au point de se comporter en boucher… Il évoquait fréquemment les événements de ces heures sanglantes, pour essayer de chasser le sentiment de culpabilité qui l’étreignait.
« Je n’y suis pour rien, après tout ! Ce n’est pas moi qui ai tué la fille ; et je n’ai pas touché au petit Kaffjer… J’étais là, c’est tout, c’est tout ! Sûr, je l’ai violée, cette pute ! Mais je n’étais pas le seul… Je ne suis pas responsable, pas responsable… »
Curieusement, depuis qu’il s’était assis à l’ombre du robot géant, Jarko avait de plus en plus chaud ; bien plus chaud que lorsqu’il travaillait sous les rayons brûlants du soleil estival de Karanosh. Il ôta sa chemise, la roula en boule, s’en servit pour éponger son visage ruisselant de sueur et son torse dont la transpiration luisante soulignait les muscles épais. Ses idées étaient confuses, embrouillées, comme s’il avait bu trop d’alcool.
« Je suis en train de griller, ici… Cette chaleur… Trouver un endroit frais… Dans la forêt… De l’ombre, de l’ombre ! »
Le Rinaël se leva avec difficulté et se dirigea lentement, à travers le champ moissonné, en direction de l’orée du grand bois de chênes. Il avait l’impression qu’une lourde charge pesait sur ses épaules, et avançait en traînant les pieds et en courbant le dos. Il n’arrivait pas à chasser de son esprit les visages des victimes du dernier Kaffjers Tod auquel il avait participé, et ce souvenir, ajouté à la chaleur étouffante qui oppressait sa poitrine, lui donnait la nausée. Enfin, il parvint à la lisière de la forêt.
L’ombre des arbres ne lui apporta aucun soulagement ; il eut même le sentiment d’avoir pénétré dans une fournaise… Jarko avait tellement transpiré qu’il était complètement déshydraté. Il lui fallait boire, très vite. Il s’enfonça vers l’intérieur du bois en espérant trouver de l’eau, et malgré sa fatigue, accéléra l’allure. Les frondaisons devenaient plus épaisses. Soudain, le Rinaël réalisa qu’il avait peur…
Il se mit à courir, épuisant encore plus par cet effort les précieuses réserves d’eau de son corps. Il lui semblait qu’en avançant vers le cœur de la forêt, il trouverait enfin un endroit frais. Mais la chaleur ne cessait de s’accroître.
Le sous-bois était dense, et les branches des noisetiers griffaient le visage de Jarko. Son pied accrocha une racine, et il tomba à terre. Il se mit à hurler : l’humus était brûlant, comme de la braise ardente… Il se releva en pleurant de douleur et reprit sa course. Il n’avait désormais plus aucun doute sur le lieu vers lequel il se dirigeait. S’il continuait à progresser dans cette direction, il traverserait le bois et déboucherait sur ce paysage de collines rocailleuses qui s’étendait autour de la ville. Dans l’esprit de Jarko se dessinait, avec une précision surprenante, cet endroit auquel il ne pouvait manquer d’aboutir lorsque, épuisé et assoiffé, il aurait terminé sa course. C’était là, et nulle part ailleurs, il le savait, qu’il allait sortir de la forêt ; tout se passait comme s’il était devenu doué d’une clairvoyance surhumaine et pouvait projeter son esprit dans l’avenir. La terreur s’empara de lui.
Il ne voyait plus les troncs à l’écorce épaisse et craquelée des chênes de Karanosh, les taillis touffus blottis entre les arbres centenaires, le bois mort, jonchant la terre noire, qui craquait sous ses pieds. Il ne voyait qu’une colline caillouteuse au pied de laquelle se creusait une large dépression qui se gorgeait de boue après la pluie : le lieu vers lequel il était en train de courir ; le lieu où, quatre ans plus tôt, la « confrérie des vengeurs » avait martyrisé deux jeunes Mingols.
Jarko craignait cet endroit. Il n’y était jamais revenu depuis son dernier Kaffjers Tod. Pourtant, malgré sa peur, malgré une fatigue intense qui rendait douloureux chacun de ses mouvements, le grand Rinaël continuait sa course. Il avait l’impression de se trouver sur une plaque de métal chauffée au rouge ; il bondissait pour tenter d’échapper aux atroces brûlures qui lui carbonisaient la plante des pieds. Autour de lui, Karanosh s’était transformée en brasier. Il savait que pour fuir les flammes qui dévoraient son corps, il devait se réfugier dans la boue du creux au pied de la colline, cette boue à laquelle, quatre années auparavant, s’était mêlé le sang de deux adolescents…
Le Rinaël ne réalisa même pas qu’il venait de sortir de la forêt. Ses sens ne lui communiquaient plus, depuis longtemps, la moindre information ; seule une force étrange, invisible, guidait sa progression, l’entraînant vers l’endroit où les « Uktibœtens » avaient autrefois tué la jeune Mingol comme un aimant attire la limaille de fer…
Jarko avait l’impression d’être brûlant, tel un charbon ardent. Il avait arraché tous ses vêtements et dévala la pente, nu, en hurlant de douleur. La fournaise n’était pas autour de lui mais en lui, à l’intérieur de son corps ; un incendie consumait ses entrailles. Il se griffait la peau, frénétiquement, se labourant le visage, les bras et la poitrine avec les ongles, essayant de s’écorcher vif, d’ôter son dernier vêtement, son vêtement de chair, afin de libérer le monstrueux brasier qui le torturait. Lorsqu’il atteignit finalement la mare de boue au pied de la colline de pierre, il n’était plus qu’une plaie sanglante. Il s’était déchiré la face avec une telle violence qu’il s’était énucléé ; son œil droit pendait sous une orbite vide, ballottant au bout du nerf optique. De grands lambeaux de peau gluants et rougeâtres restaient accrochés sous ses ongles. Il se jeta dans la fange noire et s’y immergea tout entier…
Le soulagement fut immédiat : le feu qui dévorait le Rinaël s’éteignit, et la douleur s’apaisa. Jarko sortit la tête de la mare pour respirer. La glaise épaisse et sombre avait obturé son orbite creuse ; il tourna vers le ciel son visage à l’œil de boue.
« Pourquoi ?… Pourquoi ?… Combien de temps me laissera-t-on en paix ? Vous me permettez d’espérer ; espérer que c’est fini… Mais c’est la pire des tortures : la torture par l’espoir. Quand tout recommencera, la souffrance sera encore plus épouvantable… »
Il se remémora la scène qui avait eu lieu, à l’endroit exact où il se trouvait, lors de son dernier Kaffjers Tod. Dans son esprit défilaient les visages et les noms de ses anciens camarades de la confrérie. Il avait le sentiment qu’une force extérieure orientait ses pensées, violait sa mémoire, pillait ses souvenirs, lui arrachant malgré lui tout ce qu’il savait sur chacun des « vengeurs ». Puis il ne fut plus qu’un pauvre corps déchiré et vide, privé de sa substance, de son âme ; il ne lui restait que la peur. Il pressentait qu’à nouveau ses entrailles se mettraient à brûler, et qu’à nouveau il se transformerait en un être de flamme et de douleur. Cette angoisse était épouvantable, pire que la souffrance elle-même ; elle faisait de chaque instant une éternité en enfer. Et lorsque la boue de la mare se métamorphosa en lave incandescente, Jarko fut presque soulagé ; son attente avait pris fin…
Le Rinaël n’essaya même pas de s’enfuir ; il n’en avait plus la force. D’ailleurs, cela aurait été inutile : les pierres de la colline étaient devenues des charbons rougeoyants ; le sol brûlait, et la forêt avait disparu derrière un grand rideau de flammes. Au cœur du brasier, il aperçut des silhouettes noires qui s’agitaient, des hommes aux combinaisons de cuir bardées de métal : les « Uktibœtens ». Il reconnut l’un d’entre eux et se mit à hurler :
— C’est moi, c’est moi ! Jarko ! Jarko ! Viens m’aider, ne me laisse pas, sors-moi de là !
La scène, en partie cachée par le feu, était difficile à interpréter. Pourtant, Jarko savait parfaitement ce que le groupe d’hommes en noir, auquel il appartenait, était en train de faire. Le visage des deux adolescents, presque des enfants, qu’ils étaient en train de torturer, lui apparut avec une extraordinaire précision. Il entendit une voix juvénile qui criait : « Assima, Assima ! » Les brûlures qui rongeaient son corps se firent plus intenses. Pourtant, le Rinaël n’était pas sûr que la souffrance due au feu qui le consumait fût plus grande que celle que lui infligeaient ces cruels souvenirs.
Il sentait son sang s’évaporer, entendait sa chair grésiller et voyait ses os mis à nu par les flammes. Il était saturé de douleur maintenant, et ne pouvait plus vraiment souffrir davantage. Alors la boue redevint de la boue, les pierres redevinrent des pierres, et la terre redevint de la terre ; le brasier s’éteignit. Jarko n’avait plus mal. Une pensée traversa son esprit, le sentiment étrange qu’en fait tout ce qu’il avait vu autour de lui, cette fournaise infernale, ces charbons ardents, ce feu qui l’avait dévoré, tout cela n’avait pas vraiment existé ; juste un cauchemar… Mais ce fut sa dernière pensée. Il eut le temps de voir s’approcher la silhouette sombre et rabougrie d’un étrange animal, un animal qui se déplaçait en sautillant, sur une seule patte ; puis il mourut…
Lyrnio s’avança tout près du cadavre. Il se déplaçait avec rapidité et souplesse sur sa jambe unique ; il avait eu le temps de s’habituer à son infirmité. Sa peau était devenue très foncée, crevassée et fripée par le soleil. Il était sale, ses cheveux noirs et bouclés pendaient sur ses épaules et lui dissimulaient le visage. A force de se mouvoir par bonds sur une seule jambe, il avait fini par adopter une attitude très particulière, courbant le dos, recroquevillant son torse et rentrant la tête dans les épaules ; à chaque saut, il se détendait comme un ressort, et lorsqu’il se recevait sur son pied à la plante dure comme de la corne, il ployait le genou et ramassait tout son corps sur lui-même. Il ressemblait ainsi à une bête monstrueuse, noire, maigre et voûtée, une sorte de vautour au sombre plumage qui aurait perdu une patte dans un combat contre quelque autre charognard.
Il se pencha vers Jarko, et un sourire se dessina sur ses lèvres ; de toute évidence, le Rinaël avait beaucoup souffert avant de mourir. Le grand corps pâle était lacéré, déchiré, couvert d’un enduit épais et visqueux, mélange de fange et de sang. Le beau visage aux cheveux blonds s’était mué en une figure de cauchemar à l’énorme orbite noire dégoulinante de boue. Le Mingol se redressa en poussant un petit gloussement aigu. Il avait désormais la confirmation de l’étendue de ses pouvoirs. Il se mit à parler d’une voix fluette, une voix de castrat :
— Cette fois-ci, c’est une réussite… Il a tenu assez longtemps pour comprendre ce qu’est réellement la douleur ! L’autre, ce n’était qu’un coup d’essai ; et il n’avait pas le cœur solide… Celui-là, j’ai su le faire durer ! Oh oui, il a duré, il a eu mal !
Lyrnio glapissait de façon hystérique. Il cracha sur le cadavre ensanglanté.
— Tu es moins fier, maintenant, frère des Uktuhls ! Je ne t’ai même pas touché… Tu t’es toi-même mutilé, transformé en chose repoussante ; comme tu m’as autrefois mutilé et transformé en chose repoussante ! J’ai fait de ton esprit un enfer de flammes, et tu as crevé dans la terreur et les tourments ! Que ton âme soit maudite ! Ce vieux fou d’Issirion Malik avait raison : il n’existe pas de limites aux pouvoirs de l’esprit… Il m’a enseigné à mobiliser les forces monstrueuses de la pensée inconsciente. Et maintenant, ils vont payer, tous ! Tous les responsables…
Il se pencha à nouveau sur le cadavre de Jarko et chuchota à son oreille d’une voix mauvaise :
— Je connais tes compagnons, désormais… J’ai extirpé de ta mémoire tout ce que tu savais d’eux ! Ils souffriront à leur tour, comme ils m’ont fait souffrir…
Puis il se dressa bien droit sur son unique jambe, écarta les bras, serra les poings et, tournant son visage vers les cieux, vomit à la face du soleil de Karanosh son serment empoisonné :
— Par tous les dieux de l’univers, je jure, moi, Lyrnio l’eunuque, Lyrnio l’infirme, je jure de me venger, de venger ma famille et de venger Assima, dans le sang, les pires tourments de l’esprit et la mort ! Aucun des responsables de notre martyre n’échappera à cette malédiction, quels que soient son rang ou sa race !
Puis, baissant la tête, il ajouta, d’une voix presque inaudible :
— Pas même vous, grands sorciers des Uktuhls… Vous, le cœur et l’âme de cette bête monstrueuse qui a tué Assima et qu’on appelle Kaffjers Tod… Loups voraces, chiens des enfers ; vous n’y échapperez pas non plus !
*
* *
Il est tapi au fond de la maison-au-creux-de-l’arbre, Aru Barani, vieille racine noire blottie entre les vieilles racines noires du géant au tronc évidé. Son visage est grave, et graves sont les battements du tonango sous ses mains calleuses ; il chante un vieux secret, une vieille prophétie…
Oningu écoute, attentif. Son corps est grand et robuste ; il n’a pas encore neuf ans mais n’a plus l’air d’un enfant. Il est en âge d’entendre…
Aru Barani et son Tonango racontent l’histoire du monde…
« Au commencement des temps
Dans leur prison de nuit et de métal glacé
Les hommes se lamentaient et pleuraient de douleur
Et ce chemin fut long
Jusqu’au jour de lumière
Ce fut la première époque du monde
Puis leur bonheur couvrit la terre
Et la terre était verte
Le soleil rouge et chaud
Les hommes bâtirent des villes
Et y vécurent en paix
Ce fut la deuxième époque du monde
Leurs enfants partirent au-delà des montagnes
Et au-delà des mers
Dresser d’autres cités
Ils se séparèrent en de nombreuses tribus
Et ils choisirent des rois
Ce fut la troisième époque du monde
Ils oublièrent leur passé
Leurs chants
Leur histoire et leur dieu
Ils rêvèrent de conquêtes et forgèrent des épées
Et ils inventèrent la guerre
Ce fut la quatrième époque du monde
Alors un roi avide
Assoiffé d’or
De puissance et de gloire
Délaissa son empire et partit sur les routes
Mendier sa nourriture
Et il parlait de la vérité
Puis un guerrier cruel
Au regard de dément
Qui aimait le sang
Le carnage et la mort
Jeta ses armes à terre et partit sur les routes
Pour prêcher la douceur
Et il parlait de la vérité
Puis un très sage ermite
Epris de solitude
Sortit de sa forêt et partit sur les routes
Pour dire que les hommes sont frères
Et il parlait de la vérité
Puis un grand général
Que ses soldats nommaient
Le seigneur de la guerre
Oublia son armée et partit sur les routes
Prier pour la paix éternelle
Et il parlait de la vérité
Puis un fou pitoyable
Plus dangereux qu’un fauve
Haï des autres hommes
Devint calme et tranquille et partit sur les routes
Pour dire de sages paroles
Et il parlait de la vérité
Puis un marchand de mort
Un tueur sans visage
Se nourrissant de crimes
Quitta l’obscurité et partit sur les routes
Pour demander l’amour
Et il parlait de la vérité
Enfin vint le dernier
Qui tous les rassembla
Et les sept pèlerins apprirent la vérité aux hommes
Ce fut la cinquième époque du monde
Les hommes bâtirent leur cité
Dans les entrailles de la terre
Leur vie fut harmonieuse
Lumineuse et sereine
Car ils connaissaient la vérité
Ce fut la sixième époque du monde
Puis les autres surgirent du passé
Venant du temps d’avant le commencement
Et les hommes virent qu’ils n’étaient pas seuls
Ils souffrirent des souvenirs cruels
Et refermèrent leur cœur
Ce fut la septième époque du monde
Nous vivons aujourd’hui
Entre la mort et la naissance
Isolés du passé
Isolés du futur
Entre l’oubli et l’espérance
Nous vivons la huitième époque du monde
Un jour viendra où brûleront les mémoires
Les temps seront nouveaux
Car les vieilles lumières s’éteindront à jamais
Et les requins engendreront des hommes
Des hommes différents
Ce sera la neuvième époque du monde »
Le silence habite à nouveau la maison-au-creux-de-l’arbre. Oningu est pensif. Il s’approche de son grand-père.
— Que changera-t-elle, à ton avis, cette neuvième époque ?
Aru Barani tourne ses yeux morts vers le jeune Kreel.
— Rien ne sera changé, Oningu, rien… Il y aura toujours le Limbu, la grande forêt, l’océan ; le soleil se lèvera chaque matin, et la nuit, le ciel sera constellé d’étoiles…
Le vieillard lève ses mains devant son visage, et pointe un index vers chacun de ses yeux.
— La seule chose qui sera changée, c’est que nous les verrons enfin…